Journée

Journée d’études de linguistique russe : « Narration et énonciation »

Paris, Institut d’Etudes slaves, 25  juin 2010

Si la fonction narrative apparaît comme l’une des fonctions fondamentales du langage, au point qu’on a pu y voir l’origine de celui-ci (B. Victorri, 2002), les mécanismes linguistiques qui sont mis en œuvre pour donner vie à une histoire, mettre en place une chronologie tout en faisant surgir des représentations de scènes fictives dans l’imagination du destinataire, restent insuffisamment étudiés. E. Benveniste (1959) a ouvert une piste de recherche particulièrement féconde en posant la distinction devenue classique entre deux plans d’énonciation fondés sur deux systèmes de repérage différents : celui du « discours », où les énoncés sont rapportés à la situation d’énonciation et à ses protagonistes, et celui de l’« histoire », où les énoncés sont repérés les uns par rapport aux autres, sans lien avec la situation d’énonciation (même dans un récit autobiographique, le personnage nommé « je » reste distinct du narrateur qui dit « je », auquel il n’est identifiable qu’indirectement). S’emparant de cette opposition fondatrice, ou de celle, analogue, que H. Weinrich (1964) a posée de son côté entre « commentaire » et « récit », de nombreux linguistes ont entrepris de montrer soit que certaines formes linguistiques étaient spécifiques de l’un ou l’autre plan d’énonciation, soit que la même forme s’interprétait différemment suivant le plan où elle apparaissait. (cf. pour le russe les travaux de J. Fontaine ou J. Veyrenc). Par ailleurs, comme cette stricte dichotomie ne semblait pas pouvoir épuiser la diversité des productions langagières, certains ont proposé de l’enrichir en distinguant d’autres plans, tels celui du « discours indirect », déjà évoqué par E. Benveniste, ou celui de l’« aphorisme » (J. Veyrenc), auquel correspondraient les énoncés renvoyant à des situations génériques. Mais ce sont surtout les textes narratifs qui se sont avérés  problématiques, car seule une petite partie d’entre eux semblent relever effectivement de l’« histoire », telle que la caractérise E. Benveniste : « A vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici : les événements semblent se raconter eux-mêmes. » Beaucoup de récits abondent en fait en marques de subjectivité, et si certaines peuvent être analysées comme des incrustations de « discours » dans l’« histoire » (citations du discours d’autrui, commentaires du narrateur sur les événements rapportés), d’autres semblent irréductibles : ainsi, comme le fait remarquer I. Kor Chahine (2008), le russe dispose de nombreuses contructions « expressives » dénotant un événement soudain (A on kak kriknet, On bux v vodu, A on voz’mi da i porvi pis’mo, etc.), qui, tout en manifestant la subjectivité d’un sujet énonciateur, sont propres à la narration et exclues du discours. Cela a conduit certains à ne retenir du concept d’« histoire » que le principe d’un fonctionnement spécifique des marques déictiques en récit et à proposer une typologie des textes narratifs fondée soit sur le statut du narrateur (appartenant ou non à l’univers décrit, etc., cf. E. Padučeva, 1996), soit sur l’abondance des marques de subjectivité (cf. I. Kor Chahine, 2008). La conception sous-jacente est celle d’un sujet énonciateur extérieur à son dire, dans lequel il choisit de s’impliquer plus ou moins fortement, alors que chez E. Benveniste, le sujet n’est défini que dans et par l’acte d’énonciation qui le constitue en source des repérages spatio-temporels.

Une autre approche qui pourrait rendre compte du caractère composite des récits tout en gardant l’opposition entre deux systèmes de repérage radicalement différents, serait de considérer que ces deux systèmes peuvent non seulement, comme le souligne E. Benveniste lui-même, alterner au sein d’un même récit, mais se superposer au sein d’un même énoncé : le narrateur peut à tout moment se dédoubler pour adopter simultanément deux positions antagonistes, l’une définissant une situation d’énonciation depuis laquelle il s’adresse à un destinataire réel ou fictif, l’autre en rupture avec cette situation, mais synchrone des événements décrits, et pouvant correspondre soit à la position mobile d’un personnage avançant sur l’axe du temps à mesure que se succèdent les événements auxquels il participe, soit à la position fixe d’un observateur abstrait sorti du flux temporel et regardant défiler les événements. Grâce à cette faculté de dédoublement, le narrateur peut rapporter les propos d’un de ses personnages tout en gardant sa voix propre (discours indirect libre), se présenter comme revoyant mentalement, comme un film dont il serait le spectateur, un épisode de sa vie passée sur lequel il conserve par ailleurs un regard rétrospectif (effet de remémoration), présenter les événements dans leur strict déroulement chronologique tout en anticipant sur la suite (cf. certains emplois de la particule bylo), etc. Ces doubles repérages, qui confèrent aux récits toute leur profondeur et leur richesse, sont à chaque fois explicitement signalés par des marques linguistiques dont l’inventaire complet reste à faire.

La journée d’études explorera certaines des configurations énonciatives propres à la narration, à travers l’étude des marques linguistiques susceptibles de refléter la ou les position(s) adoptée(s) par le narrateur : formes aspecto-temporelles, déictiques et autres actualisateurs, particules et mots du discours, ordre des mots tant au niveau de l’énoncé que du syntagme, prosodie (cf. les observations de  S. Kodzasov (2004) sur l’accentuation), lexique (cf. le cas des lexèmes qui, comme pojavljat’sja, vidnet’sja, etc. supposent la présence d’un observateur), etc.

Quelques références bibliographiques :

J.-M. Adam, 1997, Les textes : types et prototypes, Paris : Nathan ; 2e éd., 2008, Paris, Librairie Armand Colin.

E. Benveniste, 1959, « Les relations de temps dans le verbe français », repris dans Problèmes de linguistique générale, Paris : Gallimard, 1966, pp. 237-250.

A. Culioli, 1993, « Les modalités d’expression de la temporalité sont-elles révélatrices de spécificités culturelles ?», repris dans Pour une linguistique de l’énonciation, Formalisation et opérations de repérage, 2, Paris-Gap : Ophrys, 1999, pp. 159-178.

J. Simonin-Grumbach, 1975, « Pour une typologie des discours », Langue, discours, société, Pour Emile Benveniste, Paris : Seuil, pp. 85-121.

B.Victorri (2002) : « Homo narrens : le rôle de la narration dans l’émergence du langage », Langages, 146, pp. 112-125.

H. Weinrich, 1964, Besprochene und erzählte Welt, Stuttgart, trad. fr. : Le temps, Paris : Seuil, 1973.

Dans le domaine du russe :

T. Bottineau, 2005, « Emplois de bylo en situation de récit », La particule bylo en russe moderne, thèse de doctorat soutenue à l’Inalco, pp. 83-140.

J. Fontaine, 1983, Grammaire du texte et aspect du verbe en russe contemporain, Paris : Institut d’Etudes slaves.

S. V. Kodzasov, 2004, « Iz prosodičeskix zametok na poljax knigi N. D. Arutjunovoj Jazyk i mir čeloveka »,  Sokrovennye smysly. Slovo, tekst, kul’tura, Sbornik statej v čest’ N. D. Arutjunovoj, Moscou : « Jazyki slavjanskoj kult’tury »,  pp. 467-477.

I. Kor Chahine, 2008, Linguistique du texte : les rapports « Grammaire <=> Texte » en russe moderne, travail inédit présenté pour l’Habilitation à diriger des recherches, Université de Provence.

E. Padučeva, 1996, « Semantika narrativa », Semantičeskie issledovanija, Moscou : « Jazyki slavjanskoj kul’tury », pp. 193-405.

J. Veyrenc, 1980, « L’aspect verbal et les systèmes de l’énonciation », Etudes sur le verbe russe, Paris : Institut d’Etudes slaves, pp. 51-142.